Fatigues prophétiques

Homélie du frère Antonio Ryo Sato en la Nativité de saint Jean-Baptiste – 24 juin 2018

« Je me suis fatigué pour rien. » — nous venons d’entendre le prophète Isaïe dire dans la première lecture. Nous avons tous des expériences pareilles. Au long de la vie, nous sommes souvent tentés de soupir de douleur en disant : « Je me suis fatigué pour rien. » ; dans notre travail, dans notre relation humaine et, peut-être, dans nos activités apostoliques aussi. En tant que chrétien, nous sommes tous envoyés dans ce monde. Ainsi à la vie quotidienne de chacun qu’à la mission communautaire de l’Église, plus on se charge d’exercer une bonne volonté, plus on est déçu en cas d’échec. Nous pouvons être découragés en essuyant l’inutilité de nos efforts. Et pourtant, le passage du livre d’Isaïe nous fait constater que notre gémissement a été déjà prophétisée par la vie du prophète lui-même. Si tu te dis du fond du cœur : « Je me suis fatigué pour rien », cela peut être une occasion de méditer sur ta vocation pour approfondir ta foi.

En expérimentant les souffrances du prophète, on peut exercer l’imitation du Christ, parce que tout le prophète anticipe sur l’épreuve du Messie qui doit venir. Si nous sentons fatigués de notre mission en vain, profitons-en pour réfléchir sur l’authenticité de notre intention de façon que nous revivions l’Évangile dans la liberté des enfants de Dieu. À travers toutes les Écritures Sainte, on ne trouve pas un prophète qui ne subisse pas la même douleur. Si nous nous chargeons de la mission prophétique, il nous est inévitable de ressentir de l’inefficacité de messages sincères devant l’indifférence du monde.

Or, je connais une expression française pour dire l’inefficacité de l’effort ; prêcher dans le désert. Mais, qu’est-ce que l’Évangile dit sur le début de la mission de Saint Jean Baptiste ? – « L’enfant grandissait et son esprit se fortifiait. Il alla vivre au désert jusqu’au jour où il se fit connaître à Israël. » Être prophète exige d’aller au désert pour se mettre à prêcher. Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte du monde où nous vivons ?

Notre monde est dominé, dans tous les coins, par le système industriel qui nous paraît incontrôlable à l’humanité elle-même. Alors, pour nous, aller au désert signifie sortir hors de ce système qui est comme un empire consumériste ; et, en même temps, cela peut signifier crier conversion au milieu de cet empire consumériste qui se déguise en paradis et qui est, en vérité, désert de la noblesse humaine. Quoi qu’il en soit, appelés à vivre dans le désert comme prophète, nous nous impliquons dans une lutte contre l’illusion de la société consumériste. Cette lutte est dure, parce qu’il y beaucoup de faux prophètes qui servent le consumérisme idolâtrique. Ils imposent aux gens une idée obsédante pour consommer le bien-être sans cesse afin de se sentir plus riche et plus joyeux, contrairement au vrai bonheur que Jésus nous enseigne.

Ces faux prophètes se moquent de l’Évangile qu’ils prennent pour l’idéalisme coupé de la réalité humaine, et ils accusent notre Église d’étouffer l’humanité au nom de Dieu. Mais, nous les réfutons ; ce sont eux-mêmes, idolâtres qui forgent de faux dieux en idéalisant leur fantasme et qui déforment le réel du monde de façon à déshumaniser les gens. Ils se prétendent réalistes en tant que commercialistes par rapport à l’idéal chrétien catholique ; en fait, ce sont eux qui se dupent sur la valeur de la vie humaine et égarent les jeunes qui chercheraient le sens de l’existence humaine.

Oui, c’est vrai que l’Église Catholique est idéaliste ; idéaliste qui repose sur la réalité véridique et qui veut défendre la dignité de l’humain comme image de Dieu par rapport au faux réel fabriqué par le système industriel et au faux idéal qui aliène le peuple qui travaille dans ce monde. Bref, nous, les catholiques, devons et pouvons être de vrais réalistes, de vrais idéalistes et de vrais humanistes, en tant que ceux et celles qui vivent l’Évangile du Christ, délivrés de l’empire consumériste.

Et pourtant, cela ne dit pas que l’Église doive avoir prise sur le monde. Certes, Dieu a donné à l’humanité ce monde à bien gérer, à améliorer et même à achever en participant à son œuvre de création. Mais, cela ne signifie pas que nous les chrétiens ayons le droit de prétendre propriétaires du monde. Ce n’est pas, non plus, que nous soyons exempts de la responsabilité sur le monde. L’Église est envoyée dans ce monde comme prophète. Alors, nous chargeons-nous de hausser la voix contre le monde en croyant pouvoir changer le monde, si bien que nous disons de nouveau : « Je me suis fatigué pour rien » ?

Non, on ne peut pas changer d’autres personnes, tandis qu’il est quasi impossible que chacun de nous se change soi-même. S’il est déjà très difficile de nous changer nous-mêmes comme devenir d’autres personnes, comment pouvons-nous changer les gens du monde ? Mais, le passage de l’Évangile nous apprend une autre conduite ; sur Jean le Baptiste, il est dit : « L’enfant grandissaient et son esprit se fortifiait. » Chacun est incapable de se changer soi-même, à plus forte raison, incapable de changer autrui. Cependant, il est possible de « grandir » sans cesse et de « se fortifier » de plus en plus dans l’esprit comme être humain, quoique lentement. Autrement dit, chacun peut se renouveler par la conversion dans l’Évangile jusqu’au dernier pas de sa vie. C’est notre vocation perpétuelle pour chacun et chacune et pour notre communion comme Église vivante.

Si nous pensons à changer le monde par nos efforts, nous serons dominés par notre désir de dominer le monde. Ce sera un grand piège. Nous devons renoncer à contrôler le monde. En revanche, nous pouvons nous montrer nous-mêmes convertis et renouvelés parmi nous-mêmes et au monde entier, comme l’Évangile dit : « [Jean le Baptiste] se fit connaître à Israël. » Le Christ nous charge de nous faire connaître au monde en étant l’Église qui se manifeste elle-même convertie pour la conversion du monde. Oui, nous continuons à crier conversion par notre conversion de nous-mêmes, mais nous confions à Dieu le résultat après avoir fait de notre mieux ; au Dieu qui connaît les fatigues de chacun et de chacune.

L’important, c’est de ne pas oublier que, si tu as une vraie bonne volonté, tu vis toujours dans la solidarité avec les autres bonnes volontés. Et il nous faut accepter de ne pas avoir hâte de voir tout de suite la conséquence de notre travail. Et si nous ne pouvons pas vérifier à nos yeux le fruit de notre combat, nous sommes appelés à former patiemment une nouvelle génération qui hériterait de notre mission prophétique. Au contraire, si nous cherchons un effet facile et rapide, cela altèrera la véridicité de l’Évangile. Pour bien témoigner de sa véridicité, il ne nous faut pas traiter l’Évangile comme une marchandise à consommer.

Alors, vivre la foi à l’Évangile, cela ne fait-il que nous fatiguer ?

Rappelons-nous qu’au prophète Isaïe qui se dit « fatigué pour rien », Dieu a promis de faire de lui « la lumière des nations. » Qui doit être aujourd’hui digne de ce baux titre « lumière des nations », si ce n’est l’Église universelle ? Et qu’est-ce que l’Église, si ce n’est notre communion où nous pouvons partager mêmes nos fatigues personnelles pour les offrir et les sublimer en faisant de nous le corps du Christ ? « Je me suis fatigué pour rien. » — quand tu dois dire cela, souviens-toi des prophètes, des Apôtres, et de tous tes frères et sœurs qui luttent dans le même combat en esprit avec toi. Ta fatigue ne sera pas « pour rien », mais une chance pour grandir et te fortifier pour vivre la communion dans l’Évangile.

Allons maintenant goûter l’Eucharistie qui transforme toutes nos fatigues en joie partagée pour être envoyés à nouveau dans le monde, en écoutant le Christ nous dire : « Tu es la lumière des nations. »